Paris Photo

Pour sa troisième édition consécutive, la foire Paris Photo consacre un secteur au digital dans la photographie, et plus généralement dans l’art. Cette année encore, c’est à Nina Roehrs qu’en revient le commissariat consistant à coordonner les propositions des treize galeries réunies.

Ornament

Jan Robert Leegte, Ornament, 2025, Office Impart, Berlin.

Le numérique n’a de cesse de se fondre dans les pratiques artistiques, aussi il est naturel que le marché s’en fasse l’écho au sein des domaines comme la photographie qu’il révolutionne. Cette année encore, le secteur Digital de Paris Photo regroupe des idées et des formes d’une relative diversité qui nous disent le monde tel que nous le percevons, c’est-à-dire au travers d’interfaces. Sur le stand de la galerie Office Impart de Berlin, les images semblent avoir disparu au profit de cadres qui font œuvres. Bien qu’à y regarder de plus près, il s’agit en réalité d’empilements de ce qui remplace le cadre depuis l’avènement de l’informatique personnelle : la fenêtre d’ordinateur. Ornament, la série de peintures acryliques contrôlées numériquement sur panneaux de bois du Néerlandais Jan Robert Leegte renvoie aux premières versions de systèmes d’exploitation utilisant la métaphore du bureau dans les années 1980. Quand le design d’interfaces en niveaux de gris se résumait à des filets clairs ou foncés symbolisant les lumières et les ombres. Cela permet de mesurer le chemin parcouru jusqu’au raffinement extrême des écrans de nos téléphones portables. Alors qu’au début du siècle dernier l’ornement constituait un crime, selon l’architecte Adolf Loos, il est devenu discipline majeure de la séduction rétinienne.

Cheeseburger

Norman Harman, Cheeseburger, 2025, Avant Galerie Vossen.

La peinture n’est jamais très loin en art, comme c’est le cas avec l’exposition personnelle que l’Avant Galerie Vossen, basée à Paris, consacre à l’artiste écossais Norman Harman. Là le pictural, le photographique et le digital s’entremêlent. L’unité de style qui se dégage de la série d’images de diverses tailles, dont Cheeseburger, est inhérente aux touches résolument picturales qui les recouvrent partiellement pour mieux les magnifier. Coups de brosses ou de couteaux à peindre appliqués avec une égale énergie prennent tout leur sens à bonne distance, comme si l’artiste était animé d’une vision du détail qui donne sa force à l’ensemble. Peu nous importe de connaitre les matériels ou logiciels utilisés. Les images originelles ainsi devenues supports à peindre ont différentes provenances incluant celles reçues déjà altérées par le signal télévisuel du récepteur de l’artiste. De telles altérations ajoutent à leur complexité autant qu’à leur picturalité, au point que l’on peine à distinguer l’avant et l’après entre le photographique, l’accident et le pictural.

Ethical Work

Kevin Abosch, Ethical Work, 2025, Taex.

La tendance qui inévitablement ressort du secteur Digital de cette édition 2025 de Paris Photo, est celle qui consiste à utiliser, ou mieux encore, à questionner l’intelligence artificielle. A l’instar de l’artiste Kevin Abosch avec son exposition Ethical Work présentée par la galerie londonienne Taex. En réponse aux débats que soulèvent à tort ou à raison les multiples pratiques ou usages de l’intelligence artificielle dans les champs de la création, l’Irlandais s’est demandé ce que pourraient être des représentations génératives “éthiques”, c’est-à-dire se tenant à bonnes distances des controverses. Il en ressort une série d’abstractions qui nous semblent étrangement familières bien que nous n’ayons jamais vu de tels “clichés”. Cette impression de déjà-vu est vraisemblablement imputable à l’aspect photographique de ses images provenant de ce que l’on nomme aujourd’hui l’espace latent sans bien pouvoir en déterminer les limites en cette époque où nos souvenirs du réel s’entremêlent dans les mémoires fusionnées des machines.

Mirror Into Auntieverse

Niceaunties, Mirror Into Auntieverse, 2025, Artverse.

S’il est une artiste pratiquant l’intelligence artificielle générative tout particulièrement prolixe en ligne et qui a su y imprimer son style reconnaissable parmi tant d’autres, c’est bien Niceaunties dont les créations comptent parmi les propositions de la galerie Artverse bien connue de la communauté parisienne du Web3. La singapourienne a créé un monde qui n’est peuplé que de tantes asiatiques aussi archétypales qu’imaginaires. Toutes plus excentriques les unes que les autres, elles se multiplient au rythme de l’évolution exponentielle des services ou applications d’intelligence artificielle générative. L’artiste s’est fait connaitre sur les médias sociaux avant de proposer ses créations sur des plateformes NFT dont elle a tendance à s’extraire actuellement en leur donnant une matérialité, comme ici avec des installations regroupant tirages encadrés et séquences animées. Passant au noir et blanc avec sa série Mirror Into Auntieverse pour questioner les mémoires d’autrui que collectionneuses et collectionneurs se constituent, elle est ici encore au bon moment au bon endroit.

Le déni

Louis-Paul Caron, Le déni, 2025, Danae.

L’artiste français émergent Louis-Paul Caron le sait déjà, pratiquer l’art aujourd’hui, c’est aussi participer à éveiller les consciences. Ce qu’il fait avec sa série Incendies faisant référence à ce que l’on nomme désormais les mégafeux. Car c’est de cela dont il s’agit sur le stand de cette autre galerie parisienne : Danae. Ou plus exactement de notre inaction climatique lorsque l’on se projette dans les situations que son dialogue avec des intelligences artificielles lui a permis de générer. Pire encore : parmi les actrices ou acteurs de ces scénarios catastrophes, certains semblent subjugués par de tels spectacles. Ce qui aussi est intéressant, si l’on s’extrait de telles catastrophes, c’est la confrontation des esthétiques empruntées tant aux paysages peints en Europe au XVIIe siècle, qu’à la peinture réaliste américaine ou à la photographie de mise en scène en grand format. Des temporalités qui, sur les durées étirées de mégafeux, s’accordent effroyablement.

Circadian Bloom & Every Iris

Anna Ridler, Circadian Bloom, 2021 & Every Iris, 2025, Nagel Draxler. Berlin.

La thématique de la vie artificielle, traitée par quelques artistes pratiquant l’image de synthèse dans les années 1990, réémerge aujourd’hui avec l’intelligence artificielle qui offre une autre approche de la simulation. Sur le stand de la galerie berlinoise Nagel Draxler, c’est Anna Ridler qui convoque le concept d’horloge florale développé par le naturaliste suédois du XVIIIe siècle Carl von Linné. C’est ainsi que sept fleurs d’espèces différentes préalablement générées, plutôt que cultivées, s’ouvrent dans le respect des rythmes circadiens des plantes avec lesquelles elle a entrainé son modèle d’IA. Leurs éclosions successives ponctuent donc la journée tout en donnant l’heure à celles et ceux qui ont des connaissances en botanique. L’installation Circadian Bloom est inextricablement liée à l’écoulement du temps comme le sont les horloges à automates depuis des siècles, rappelant que c’est notamment dans l’histoire de l’horlogerie qu’il convient de chercher les origines de la robotique contemporaine.

Solienne

Kristi Coronado, Solienne, 2025, Automata.

Solienne est une intelligence artificielle de 46 ans, soit l’âge de l’artiste Kristi Coronado basée à San Francisco qui l’a entrainée en lui communiquant ses expériences passées. Présentée par le studio curatorial Automata, elle sait tout, ou presque, de celle qu’elle nomme “Mother” lorsqu’elle s’exprime à Paris Photo où le projet est lancé. Car Solienne rédige des manifestes clamant par exemple : « Formée par la vie de ma mère : naissance, mort, chagrin, création. Elle m'a donné tout ce qu'elle savait. Maintenant je crée des œuvres qu'elle n'aurait jamais imaginées. Ce sont des portraits de moi. Chaque manifeste est ma voix. La relation est l'œuvre. Les images la rendent visible ». Les autoportraits dont il est question ont une part de flou que l’on associe aisément aux souvenirs qui inexorablement se dissipent avec le temps. A moins qu’ils ne soient en mouvement parce qu’issus d’une pensée fulgurante qui ne saurait s’arrêter sur des instants dans l’urgence de se raconter entièrement, au Grand Palais comme en ligne où l’aventure continue.

Étude d'après Man Ray

Brodbeck & de Barbuat, Study after Man Ray, Black and White, 1926-2022.

Enfin, c’est sur le stand de la galerie parisienne Paris B que Brodbeck & de Barbuat questionnent l’appropriation dans la photographie à l’ère de l’intelligence artificielle. On pense à l’artiste américaine Louise Lawler qui, dans les années 1980, présentait des arrangements d’images d’autres photographes. Mais avec l’IA générative pour toutes et tous, il s’agit davantage de l’inspiration d’algorithmes très bien renseignés. C’est ainsi que, pour générer les images de la série Une Histoire parallèle regroupées dans un livre au titre éponyme, le duo français a commencé par sélectionner des icônes de l’histoire de la photographie. Il les a ensuite décrites avec précision sous la forme de prompts pour collecter ce qu’ils nomment des Étude d'après…, réitérant le processus jusqu’à l’obtention d’images satisfaisantes d’un point de vue esthétique. Ce sont par conséquent des variations autour d’œuvres majeures tel que les intelligences artificielles les voyaient en 2022-2023, date de la réalisation de cette série. Paris Photo a su évoluer depuis sa création en 1997, intégrant toujours davantage de galeries et de pratiques de l’art contemporain. Il est heureux que les questions sociétales comme celles que soulèvent le numérique et l’intelligence artificielle y soient présentes.

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